L'ennemi de Robert


« Si donc ton enne - ennemi a faim, donne-lui à man - manger; s'il a soi - oif, donne-lui à b - boire; car en faisant cela tu entas - entasseras des charbons de feu sur sa tête. » Robert en est parvenu à ce verset de l'épître aux Romains. La lecture est pour lui un exercice difficile; il trébuche sur bien des mots. Maintenant il referme sa Bible et réfléchit un petit moment à ce qu'il a lu. Puis levant les yeux sur sa monitrice d'école du dimanche, il déclare:

- Non, Mademoiselle, je ne suis pas aussi bête. Aimer mon ennemi - pas question!

Prise au dépourvu, la monitrice n'a pas de réponse immédiate. Elle regarde le petit garçon, puis dit d'une voix calme:

- Je pense qu'il vaut mieux faire du bien à nos ennemis plutôt que du mal.

- Non, non, se récrie Robert. Il ne manquerait plus que cela! Mon ennemi se moquerait de moi si je le faisais. Si vous aviez un ennemi comme le mien, vous ne diriez pas cela!

Mademoiselle Clara a pris la bible des mains du petit garçon.

- Tu as donc déjà un ennemi, Robert, un véritable ennemi? demande-t-elle en le regardant, assis là devant elle. C'est un garçon petit, maigre, l'air plus âgé qu'il n'est. Son visage n'est pas celui d'un enfant, mais de quelqu'un qui a dû traverser déjà bien des peines.

Robert se met alors à raconter, à parler de son ennemi. Il s'appelle Pierre.

- Pierre a tué ma chatte, ma meilleure amie. Vous pouvez me croire, Mademoiselle, ma chatte, elle me suivait partout, elle reconnaissait mon sifflement, même lorsque j'étais encore de l'autre côté de la rue. La nuit, elle dormait dans mon lit avec moi, là dans mes bras. Et puis nous nous sommes disputés, Pierre et moi. Depuis cet automne, nous habitons dans la même maison, tout en haut sous le toit. Et Pierre est plus grand que moi. Il a attrapé ma chatte, et il l'a laissée tomber depuis la lucarne du toit. Je l'ai entendue s'écraser dans la cour. J'ai crié. Pierre riait et s'amusait à faire « miaou... miaou... ». - Ah, quand je serai grand... !

- Et la chatte? demande Mlle Clara, elle est morte?

- Pas tout de suite. Je l'ai installée dans mon lit et moi j'ai dormi par terre. Mais cela n'a servi à rien. Le lendemain matin, elle était morte. Je l'ai enterrée dehors dans la rue. Personne d'autre que moi ne sait à quel endroit.

L'heure d'école du dimanche est terminée et Robert rentre chez lui. Il est tout seul: sa maman est morte et il n'a jamais connu son papa. Il a une chambre au dernier étage d'un grand immeuble et une tante âgée s'occupe un peu de lui: c'est elle qui l'a installé dans la mansarde, sous le toit. Depuis quelque temps, il gagne un peu d'argent en distribuant les journaux et en faisant occasionnellement des livraisons pour un marchand de fruits.

Dans l'escalier, il croise son ennemi. Pierre lui fait une grimace et le salue par un « miaou! » à voix basse, mais qui n'échappe pas à Robert. Arrivé dans sa petite chambre, après avoir grimpé les innombrables marches d'escalier, il s'assied sur une caisse et reste longtemps perdu dans ses pensées. Ah! comme il déteste Pierre! « Quand je serai grand... ! »

Mais il y a ce verset, avec l'ennemi. Il l'a lu lui-même. Il est dans la Bible. Et la Bible est un bon livre. C'est le Livre de Dieu, dit toujours la monitrice, la Parole de Dieu. Et c'est sûrement bien d'écouter Dieu. Mais - aimer Pierre? Ce n'est pas possible. Il avait fait: « miaou! miaou! » puis il l'avait lâchée dans le vide. Elle était morte là dans son lit. Il y avait une goutte de sang devant, à son nez.

Quelques jours plus tard, Robert est réveillé un matin de très bonne heure par des éclats de voix dans la chambre voisine, celle qu'occupent Pierre et son père. Pierre n'a plus de maman, comme Robert. Et son papa est toujours ivre. « C'est encore heureux que je n'aie pas de papa, se dit le petit garçon, parce que tous les pères sont des ivrognes. » L’instant d'après, Robert entend le père de Pierre descendre les escaliers.

Lorsque tout est de nouveau calme, Robert perçoit de légers sanglots dans la chambre d'à côté. Cela ne peut être que Pierre. Il doit être malade. Robert reste comme cloué sur place. Son ennemi est malade! Tout doucement le garçon se glisse vers la porte de la pièce voisine; elle est entrouverte et il peut lancer un regard à l'intérieur. Il y a deux lits; l'un est vide et l'autre est occupé par Pierre. Ses cheveux roux sont en désordre, ses joues sont en feu: il a de la fièvre. Robert ne peut pas le quitter des yeux: son ennemi couché là, malade, seul et ayant l'air de souffrir.

Le malade a soudain conscience que quelqu'un est à la porte. Il se redresse un peu et reconnaît Robert.

- Va vite demander à ta tante de monter un moment. J’ai tellement mal partout.

Du regard, Robert fait le tour de la pièce. C'est donc là qu'habite son ennemi. Et il est malade, il souffre, il est seul. Une affreuse grimace vient tordre le visage du petit garçon. Il referme bien la porte et retourne dans sa chambre. Un peu plus tard, lorsque l'heure d'aller distribuer ses journaux est là, il descend très lentement, mais d'un pas bien marqué, surtout quand il passe sans s'arrêter devant l'appartement de sa tante.

Il est déjà bien tard lorsque Robert rentre ce soir-là. Il est curieux de savoir comment va son ennemi. De nouveau, il trouve la porte entrouverte. Une bougie est allumée dans la pièce. Le malade est toujours dans son lit. La tante de Robert est debout à côté de lui; elle tient un bol en main. Quelqu'un doit donc l'avoir prévenue.

- Il fait froid ici, et je suis si seul, gémit le malade.

- C'est possible, admet la tante, mais je ne peux pas rester plus longtemps; j'ai du travail. Bois ceci et essaie maintenant de dormir!

Sur ces paroles, elle quitte la chambre, laissant la porte légèrement ouverte et redescend.

Robert s'est vite caché et elle ne l'a pas vu. Mais bientôt, il retourne observer son ennemi. Il le regarde longuement. Est-ce qu'il ne devrait pas en profiter pour lui parler une fois? et lui régler son compte? Il pourrait aussi simplement rire bruyamment ou bien faire à son tour « miaou! » Mais voilà que tout à coup son verset lui revient à l'esprit: « S'il a soif, donne-lui à boire. » Robert se sent contraint d'obéir à cette parole de la Bible. Il ne peut détacher ses regards de son ennemi. Pierre gémit. Il doit être dévoré de soif. Robert se décide enfin.

- Alors, comment ça va? Bien?

- Bien? Non, j'ai la tête qui brûle comme du feu.

C'est de nouveau le silence. Et Robert pense une nouvelle fois au verset. N'y est-il pas justement aussi parlé de feu, de charbons de feu? Le garçon retourne dans sa chambre et s'étend sur son lit. Mais il ne parvient pas vite à s'endormir. Est-ce que vraiment c'est mieux d'aimer son ennemi, de lui faire du bien? Les heures s'écoulent et Robert est de plus en plus malheureux. Lui faut-il vraiment pardonner un acte aussi lâche? Doit-il faire tout simplement comme si de rien n'était?

Tard dans la nuit, Robert entend le père de Pierre monter les escaliers. Il est sans doute de nouveau ivre. Il fait pendant longtemps encore du vacarme avant d'aller se coucher. Puis enfin, le silence s'établit dans la maison.

Pourtant Robert ne trouve pas de repos. Le verset de la Bible le travaille. Il est de plus en plus convaincu que sa monitrice a raison. Ce verset est pour lui. Il a été écrit pour lui personnellement. Autant Robert s'est opposé à cette pensée, autant il a maintenant la certitude qu'il doit s'y soumettre. Il ne se rebiffe plus. « Je veux l'aimer! » décide-t-il. Et soudain, il sent ses yeux se remplir de larmes. Le visage enfoui dans son oreiller, il pleure doucement. Mais il est tout calme et ne tarde pas à sombrer dans un profond sommeil.

Robert n'a de pensées que pour son ennemi: comment commencer à l'aimer?

A son retour le soir, Pierre est toujours au lit. La petite bougie est allumée comme la veille. Sur un tabouret à côté du malade, il y a un gobelet vide. Robert entre dans la chambre. Mais que dire maintenant? Comment mettre à exécution sa décision? Par où commencer pour aimer son ennemi? Pierre est tourné vers le mur et il n'a conscience de la présence de son visiteur que lorsque celui-ci se met à parler.

- As-tu besoin de quelque chose? Qu'est-ce que je peux faire pour toi? demande-t-il d'une voix rauque.

- Oh! j'ai tellement soif! Ta tante a dit qu'elle me remplirait mon gobelet, mais elle a sûrement oublié.

Robert prend le gobelet, descend en courant et le remplit d'eau fraîche, bien froide. Pierre boit à longs traits.

- Aimerais-tu aussi quelque chose à manger? continue Robert. Pierre refuse. Après un moment de réflexion, Robert suggère: - une fois que j'étais malade, on m'a donné une orange. Je vais voir si j'en trouve pour toi.

Robert connaît un marchand de fruits pour lequel il a fait déjà de nombreuses livraisons. Ce soir il a justement du travail pour le garçon, qui, lorsqu'il a terminé, demande pour salaire deux oranges. Il remonte alors vers Pierre, sort son couteau de poche, ouvre les fruits et sépare les quartiers qu'il glisse un à un dans la bouche du malade. Et curieusement, il éprouve du plaisir à le faire; pourtant il aurait lui-même bien volontiers mangé ses oranges...

- Voilà, je t'ai donné à manger et à boire. j'ai fait comme c'est dit dans le Livre. Et je continuerai à le faire jusqu'à ce que tu sois guéri.

- Ne pars pas encore! supplie Pierre, en voyant Robert faire mine de sortir.

- Le Livre ne dit pas que je dois aussi rester. J’ai encore beaucoup à faire. Et là-dessus, il quitte la pièce.

Le lendemain soir, Robert apporte de nouveau quelques oranges. Et le surlendemain, il va même jusqu'à lui secouer un peu son oreiller et à lui passer un linge humide sur le visage et sur les mains - bien que cela non plus ne soit pas écrit dans le Livre.

Le jour suivant, Robert arrive avec du raisin. Le visage de Pierre s'illumine à la vue de la grappe. Il se sent un peu mieux. Il invite Robert à prendre lui aussi quelques grains.

- C'est pour toi que je l'ai gagné, se défend Robert. Le jour où j'aurai envie de raisin, je saurai bien m'en procurer.

Pierre le regarde un moment sans rien dire, puis il constate:

- Je ne comprends pas que tu te donnes tant de mal pour moi, que tu sois... si gentil!

- Gentil? Non, pas du tout! C'est simplement parce que c'est écrit dans le Livre que je le fais. Je veux faire tout ce que le Livre dit. Il faut que je le fasse - sinon je ne suis pas heureux.

Pierre lève un regard étonné sur son jeune garde-malade. Quel peut bien être ce livre dont parle toujours Robert? Il ne reçoit aucune explication. D'ailleurs, Robert aurait été bien embarrassé pour en donner une.

Tous les soirs, Robert va en ville pour gagner par son travail quelques fruits pour son ennemi; et lorsque celui-ci a mangé et bu, il lui secoue son oreiller et lui lave le visage et les mains.

Le dimanche suivant, de très bonne heure déjà, Robert part pour l'école du dimanche. Avant que Mlle Clara commence, il a pris une Bible et il recherche le passage qui parle de l'ennemi.

- Eh bien, Robert! lui demande la monitrice, où en es-tu avec ton ennemi?

Robert a rougi; il répond:

- Pour le moment, il est malade. Et si dimanche dernier je n'étais pas venu ici, j'en aurais profité pour lui rendre le double ou le triple cette semaine.

- Mais, Robert! j'ai de la peine à te croire capable d'agir ainsi!

- Je l'aurais pourtant fait, Mademoiselle! Mais parce que j'étais venu ici, je lui ai apporté à manger et à boire tous les jours. Quelquefois, c'étaient des oranges, et une fois du raisin. Tout cela à cause de ce Livre, ici.

- Tu as bien fait d'aider ton ennemi, approuve gentiment Mlle Clara. Mais tu as sûrement eu des frais. Tiens, prends cela! Et sortant son porte-monnaie, elle tend quelques pièces à Robert.

- Non, dit le petit garçon en les repoussant, je ne veux pas d'argent. J'ai travaillé pour gagner les fruits, et si c'est vous qui les payez, ce n'est plus moi qui donne à manger à mon ennemi, mais vous. Je veux le faire moi-même, comme le Livre le dit.

Pendant toute la semaine suivante, Robert continue à s'occuper du malade. Le soir, il reste avec lui un moment, dans sa chambre, et lorsqu'il fait encore assez clair, il lui lit quelques pages des journaux qu'il n'a pas vendus.

Un soir, Pierre lui demande abruptement: - Tu crois que - je suis très malade?

- Oui, très!

- Tu crois - que je ne guérirai pas?

Robert lève les yeux sur le malade. Soudain il se sent envahi par une terrible crainte. Il se sent la gorge serrée par quelque chose qui n'a absolument rien à voir avec la colère, la haine ou la vengeance.

- Je te le demande, poursuit Pierre, parce que mon père a fait venir le docteur, et que celui-ci paraissait très inquiet après m'avoir examiné. Je l'ai bien observé.

Robert ne répond rien.

- Je voulais seulement, continue Pierre d'une voix mal affermie - si jamais je ne guéris pas... je voulais te dire... j'ai été très méchant... tu sais, à cause de la chatte. Je regrette tellement aujourd'hui. Je donnerais n'importe quoi pour... pour ne l'avoir pas fait.

L'instant d'après, Robert a quitté son siège et sa tête aux cheveux sombres repose sur l'oreiller à côté de celle du malade.

- Oh! Pierre - la chatte - la chatte - elle serait de toute façon morte une fois. Mais toi, tu ne dois pas mourir! Tu dois rester avec moi! j'ai besoin d'un ami!

Pierre passe encore bien des jours au lit. Lorsque plus tard, il peut se lever et sortir un peu au bon air, on voit souvent les deux garçons se promener ensemble dans les parcs de la ville.

Ils vont aussi ensemble à l'école du dimanche.

Robert a présenté son nouvel ami à sa monitrice, et il constate:

- Vous voyez, Mademoiselle, j'ai compris le verset sur l'ennemi. Maintenant, je veux en apprendre un autre.